Marcher pour prendre une autre voie

L’association Seuil permet à des jeunes en difficulté, en vivant trois mois de marche, de s’éloigner de leur milieu pour orienter leur vie autrement, et s’insérer dans la société. Ils vivent cette expérience accompagnés d’un accompagnant, Mathilde est l’une d’entre eux.

-Qui es-tu ? Quel est ton parcours ?

J’ai vingt-huit ans, je viens de Savoie et j’ai suivi une formation d’éducatrice de jeunes enfants. J’ai travaillé dans un foyer d’accueil d’urgence, en pouponnière, puis trois ans dans une maison d’enfants à caractère social. Pour des raisons personnelles j’ai pris une disponibilité de deux ans, ce qui me permettait de quitter mon travail et d’aller découvrir d’autres horizons. J’en ai profité pour découvrir la marche, et effectuer une partie du chemin de saint Jacques de Compostelle. J’ai lu pendant ce temps, le livre de Bernard Olivier (créateur de l’association Seuil) «  Marche et invente ta vie » qui décrit plusieurs marches effectuées par des jeunes et leurs accompagnants. J’ai été séduite par cette forme d’accompagnement de jeunes en difficultés, qui me paraissait innovante, intelligente et j’ai décidé de postuler. Après deux entretiens avec le directeur de l’association et une psychologue, ma candidature a été retenue. Six semaines après, le directeur m’appelait pour partir en Espagne accompagner un jeune.

-Alors sur les chemins, à quoi ressemble le quotidien ?

Difficile à décrire, car chaque marche est diamétralement différente l’une de l’autre, elle se vit en fonction du jeune et de son comportement. Cependant le cadre est très clair : le jeune doit effectuer entre 1500 et 1800 km en trois mois. Nous avons donc un plan de marche établi par l’association qui nous donne les étapes à effectuer. Nous marchons tous les jours entre quinze et trente kilomètres quelle que soit la météo. Le jeune doit être dans un premier temps constamment à la vue de son accompagnant. Ensuite, en fonction de son comportement, il pourra marcher seul, sur des temps proposés, puis réaliser des étapes entières seul.

Arrivés au but fixé, souvent après cinq à huit heures de marche, la journée n’est pas terminée. Nous devons trouver une auberge, nous installer, nous étirer, faire les courses, préparer les repas, etc.

Nous avons aussi chacun nos « petits devoirs ». Ces jeunes bénéficient d’une mesure judiciaire ou dépendent de l’aide sociale à l’enfance, les éducateurs et les juges doivent savoir comment se déroule cette prise en charge. Ainsi, en tant qu’accompagnant nous devons tenir un rapport de marche chaque jour, décrivant les journées, le comportement du jeune, la relation avec l’accompagnant, avec les autres, l’évolution de la marche, etc.

Le jeune quant à lui doit tenir une sorte de journal de bord que l’on appelle blog. Le but est de mettre à l’écrit ce qu’il vit, ce qu’il ressent. Cet écrit est ensuite mis en ligne sur le site de l’association pour que sa famille, ses éducateurs, ses amis puissent le lire.

-Comment se passe les contacts avec les autres marcheurs ? Comment présentez-vous votre binôme ?

Pour les marches qui se déroulent en Espagne nous ne pouvons pas éviter le flot massif de marcheurs venant du monde entier pour effectuer le chemin de Compostelle. Et très souvent ces binômes de Seuil, questionnent et fascinent. Lors des deux marches que j’ai effectuées, les jeunes dans un premier temps étaient presque gênés d’expliquer le projet. Puis au fil des jours et des rencontres, ils ont fait cela plus naturellement. Pour moi, il est important de laisser le jeune expliquer, mais nous nous devons d’être là aussi pour « rétablir » la vérité si jamais ils disent que nous sommes amis, de la même famille ou encore d’autres explications farfelues. Souvent les autres marcheurs sont fascinés et impressionnés par ces jeunes qui deviennent parfois « la mascotte » du chemin. Ainsi, gagnant confiance en eux, ils prennent même plaisir à raconter le projet. L’accompagnant doit garder la confidentialité sur la vie du jeune, lui laissant le droit de raconter ce qu’il souhaite de lui et de sa vie.

 -Comment gères- tu les moments difficiles ?

Effectivement une marche Seuil sans moments difficiles, moments de crise et de conflits n’est pas une marche Seuil !

Étant 7jours/7, 24h/24 pendant cent jours ensemble, les moments de désaccord et de conflits sont inévitables. Il faut aussi avoir en tête que ce sont des adolescents avec la plupart du temps des problèmes de comportement, souvent perdus sans repère et sans cadre. A Seuil ils se retrouvent confrontés à un cadre et des règles importantes : pas de téléphone portable, pas de consommation d’alcool, de drogues, pas de musique, et très peu de temps internet. L’accompagnant se retrouve seul physiquement face à ce jeune qui forcément essaiera de contourner les règles ; qu’elles soient établies par le règlement de Seuil ou même la loi. Au-delà des règles il faut aussi gérer le quotidien et faire en sorte que le jeune se lève et effectue sa journée de marche. Tout cela apporte forcément des moments pénibles, où souvent j’ai pu ressentir de l’agacement, de la colère, et j’ai dû gérer un peu « sur le tas », avec mes émotions. Mais heureusement l’équipe encadrante de Seuil est réellement présente pour aider à gérer ces instants. Dans un premier temps pour accueillir l’émotion de l’accompagnant et essayer de trouver une solution ensemble. La réponse adaptée se fait en fonction de la relation qui a été créée avec le jeune, ce qui s’est passé et dit les jours précédent. Quoi qu’il arrive l’accompagnant ne prend aucune décision importante sans l’accord de Seuil. Nous passons alors beaucoup de temps au téléphone avec les référents, et pour ma part de savoir qu’il y a toujours quelqu’un derrière moi, pour m’épauler, et m’aider à prendre du recul est indispensable. Je ne crois pas que j’effectuerai une marche s’il n’y avait pas ce suivi-là. Je crois aussi que la marche a ce quelque chose de magique qui permet de se recentrer sur soi, elle permet au jeune et à son accompagnant de prendre du recul et donc des discussions plus apaisées.

-Quelle satisfaction trouves- tu dans ce travail ? Combien de temps penses-tu continuer ?

Pour l’accompagnant aussi ce sont trois mois d’aventure de vie exceptionnelle. Ces expériences me permettent d’en apprendre davantage sur moi et d’évoluer dans ma posture d’éducatrice bien plus vite que dans un cadre institutionnalisé. Je souhaite approfondir le travail avec les référents de marche et le directeur de l’association car par le biais de leurs expériences professionnelles j’apprends énormément.

Ce statut d’accompagnant permet d’allier plusieurs choses qui me plaisent : j’effectue un travail d’éducateur tout en étant dans la nature, en marchant, ce qui est devenu au fil des jours quelque chose de primordial pour moi. Ces marches favorisent la rencontre de soi, de l’autre : le jeune, mais aussi des autres marcheurs.

Pour le moment, je ne me vois pas retourner en institution. Je compte continuer l’aventure Seuil pour encore plusieurs marches.

 

Marcher pour une autre voie

Pour en savoir plus :

On compte sept cent cinquante mineurs français en prison, six cents en centres éducatifs fermés, et quatre cent mille qui nécessitent une intervention d’une institution (Aide Sociale à l’Enfance ou Protection Judiciaire pour la Jeunesse) car ils sont en danger.  Comment aider ces jeunes à la dérive à réintégrer, à refranchir le SEUIL d’une société qu’ils rejettent et qui les rejette ?

L’association Seuil a été officiellement créée en 2003. Sa mission est d’amener des jeunes en difficulté, en rupture sociale, à devenir les acteurs de leur propre réinsertion par une marche de rupture individuelle, d’environ trois mois, 1800 km, à l’étranger. L’idée est actuellement reprise par plusieurs pays européens.

Moins coûteuse que les centres éducatifs fermés, plus pertinente que la prison, la méthode a fini par convaincre. En 2013, l’étude d’un cabinet indépendant « ProEthique » arrive à la conclusion que 95% des jeunes ayant marché avec Seuil reviennent porteurs d’un projet menant à la réinsertion. Une autre étude, menée par l’administration pénitentiaire constate, à l’inverse, 85% de récidive à la sortie de prison.  Pourtant, il y a encore des résistances, les idées neuves et innovantes sont toujours longues à s’installer dans les esprits. Il faut, pour les pousser, un soutien et une action vigoureuse de la société civile. Grâce au soutien de nos adhérents, de nos donateurs, des éducateurs et des juges pour enfants, ce sont près de deux cents marches qui ont été organisées par Seuil jusqu’en 2016. L’association est dorénavant en mesure d’en organiser chaque année près d’une trentaine.

http://assoseuil.org/

 

 

 

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